Mémoire & retour d’expérience | Risque barrage
Le projet d’un barrage dans la région de Fréjus, étudié juste après la Seconde Guerre mondiale, était justifié par le double objectif d’irrigation de 1700 hectares de la vallée du Reyran et d’alimentation en eau de 150 000 personnes autour de Fréjus, avec la sécurité d’une régulation interannuelle. Une tranche d’amortissement des crues était également prévue. Tout cela portait la capacité de la retenue à 50 Mm3.
Les études se sont déroulées de 1946 à 1951. Elles ont comporté des reconnaissances géologiques qui ont mis en évidence la bonne étanchéité de la cuvette du barrage et des roches de fondation peu altérées, malgré la fracturation. Cela a été confirmé lors de la réalisation du voile d’injections en fondation du barrage, avec de faibles volumes injectés. La différence de qualité du rocher selon les rives est également bien mise en évidence : gneiss massifs en rive droite, tendance schisteuse en fond de vallée et en rive gauche. Cela s’est traduit par la construction d’une culée massive en haut de rive gauche, pour un bon appui de la voûte.
Caractéristiques du barrage (fig.1) :
Les travaux ont démarré le 1er avril 1952 pour s’achever 30 mois plus tard (photo 1). Le remplissage a commencé dès la fin 1954, mais pendant 4 ans, suite à des retards dans les expropriations et à une succession de sécheresses, la retenue n’a pas dépassé la cote 87 NGF, soit environ 45 mètres de hauteur d’eau, mais plus de 13 m sous la cote de l’évacuateur.
La cote 95 NGF a été atteinte mi-1959. Puis, suite à d’importantes pluies fin novembre 1959, le niveau de la retenue est monté rapidement de 4 m en 3 jours, s’approchant de la cote 100 NGF, jamais atteinte jusque-là.
L’auscultation du barrage, qui se faisait à l’époque par des mesures semestrielles de topographie et des mesures mensuelles de débits de fuites, a montré un comportement conforme aux attentes, au moins jusqu’à fin 1958. La campagne topographique faite en juillet 1959, mais finement analysée seulement après la rupture, montrait un déplacement de la base du barrage de 10 mm vers l’aval (déplacement relativement important mais pas pour autant alarmant suivant les connaissances de l’époque). Une semaine avant la rupture, par temps très pluvieux, on a observé une fuite assez haut en rive droite, à 20 m en aval de la voûte. Rien de très inquiétant non plus (cette zone n’a pas bougé lors de la rupture).
Très peu avant la rupture, des fissures auraient été vues dans le tapis de protection de la zone de déversement, au pied aval du barrage. Cela pourrait correspondre à des signes avant-coureurs de la rupture, mais cette partie ayant été détruite, il est difficile d’aller plus loin dans d’éventuelles affirmations.
Le soir du 2 décembre, la retenue atteignait la cote 100,12 NGF (soit 28 cm sous le déversoir). La vanne de vidange, qui aurait dû, pour la gestion des crues, être ouverte à la cote 99,5 NGF (donc la veille), n’a été ouverte qu’en fin d’après-midi le 2 décembre après réunion sur place d’une dizaine de responsables en vue de décider de la conduite à tenir pour gérer au mieux le très prochain déversement sur le seuil de l’évacuateur (le chantier de l’autoroute A8 était en cours à proximité aval du barrage). Le gardien s’attarde sur le barrage à des travaux d’entretien, puis rentre chez lui à la nuit tombée.
La rupture a lieu le 2 décembre 1959 un peu après 21 h. De la moitié gauche du barrage, il ne subsiste que la culée en haut de rive. Un volume considérable de fondation a été soulevé, entrainant avec lui le barrage situé au-dessus. La voûte s’est ouverte en rive gauche puis s’est cassée en rive droite, ne laissant en place que la partie centrale basse et les plots en extrémité rive droite, ces parties ayant subi une légère rotation vers l’aval (photo 2).
La rupture a causé 423 morts, dont la moitié d’enfants surpris dans leur sommeil. Elle a détruit totalement 155 immeubles et maisons et endommagé 800 autres. 3200 ha de terres cultivées ont été touchés, dont 700 ha totalement décapés.
Les traces laissées par le flot ont été soigneusement levées. L’onde de rupture est passée par-dessus le col en aval rive gauche, rejoignant ainsi la vallée de l’autoroute. Le flot a mis 21 min pour atteindre Fréjus (temps mesuré par l’heure de coupure de lignes électriques) et la lame d’eau faisait encore 3 m de hauteur lorsqu’elle a rejoint la côte.
L’action judiciaire s’est éteinte en 1967 par un arrêt de la Cour de Cassation, concluant « qu’aucune faute, à aucun stade, n’a été commise ».
Elles n’ont été réellement élucidées qu’après plusieurs années de recherches, de reconnaissances et d’études. La première publication de synthèse date de juillet 1967 dans la revue Travaux, sous la plume de Jean Bellier.
La cause n’est pas dans la rupture du barrage lui-même, ni dans l’érosion interne de la fondation, mais bien dans la rupture brutale de la fondation en rive gauche. C’est donc un problème de mécanique des roches, science encore balbutiante à l’époque.
La fondation est, comme toute formation géologique, parcourue de plusieurs familles de failles, fractures, fissuration ou schistosité (quatre termes allant du plus spectaculaire au plus fin). Ces plans découpent le massif en volumes que l’on peut qualifier d’indéformables (appelés dièdres). Les mouvements éventuels se produisent le long de ces plans et la stabilité d’ensemble est liée d’une part aux caractéristiques géométriques des dièdres (liées à l’orientation des familles de fractures) et d’autre part aux caractéristiques mécaniques d’interface le long des plans de fracture (résistance au glissement).
Le site de Malpasset est parcouru de trois familles de discontinuités (configuration classique), mais en rive gauche, compte tenu de l’orientation du barrage, les deux familles principales présentent pour l’une une inclinaison (pendage) à environ 45° vers l’aval (famille amont) et pour l’autre à environ 45° vers l’amont (famille aval), découpant ainsi un dièdre à angle droit, sous le barrage (fig. 2).
La première famille présente des plans régulièrement espacés et ayant subi des altérations et des cisaillements plus ou moins prononcés pendant leur histoire géologique. La poussée de l’eau sur la voûte, liée au remplissage de la retenue, a tendance à provoquer une légère déformation vers l’aval qui contribue à ouvrir ces joints. L’eau va donc emplir ces discontinuités et transmettre d’importantes pressions interstitielles au cœur même de la fondation sous le barrage.
La seconde famille se manifeste, à l’aval du barrage, par une faille importante avec un remplissage, sur plusieurs décimètres d’épaisseur, de matériau argileux présentant de faibles caractéristiques mécaniques. La poussée transmise par la voûte à sa fondation va appliquer des contraintes de compression sur le rocher déformable et provoquer une diminution très importante de sa perméabilité. Les sous-pressions générées au cœur de la fondation par la famille amont de discontinuités ne peuvent pas trouver d’exutoire et agissent comme un vérin sous le dièdre découpé par l’ensemble des deux familles. La faible résistance au cisaillement le long de la faille aval ne peut compenser cette poussée et c’est tout le dièdre (et la partie de barrage qui le surmonte) qui va brutalement se soulever.
Dans les années 1960, la mécanique des roches devient une discipline scientifique à part entière, ce qui conduit à d’importants progrès scientifiques se traduisant dans des applications pour l’ingénierie, en particulier le développement de la méthode de stabilité des dièdres rocheux, appelée « méthode des coins de Londe ». Cette méthode est basée sur une identification des familles de discontinuités dans les appuis, sur une évaluation de leurs caractéristiques mécaniques et sur la prise en compte de l’effet des sous-pressions.
Toujours sur le plan technique, pour soulager les éventuelles sous-pressions qui se développeraient dans le rocher d’appui de l’ouvrage, le drainage des pieds aval des voûtes devient désormais quasi systématique lors de la construction ; et de nombreux barrages existants se voient adjoindre un réseau de drainage.
Ces mesures, rapidement généralisées à l’échelle internationale, ont conduit à l’absence de rupture totale de grand barrage-voûte depuis lors, à l’exception de la rupture du barrage de Meihua (Chine, 1981, H = 22 m).
Sur le plan administratif, est créé en 1967 le Comité technique permanent des barrages (CTPB), composé d’experts du domaine et chargé, entre autres, d’examiner et d’évaluer les dossiers d’avant-projet de tous les barrages de plus de 20 m de hauteur. En parallèle, la réglementation sur la sécurité des barrages a été constamment renforcée depuis lors. On peut en signaler les principales étapes :
Bellier J., 1967. « Le barrage de Malpasset », revue Travaux- p.3-23 - Juillet 1967
CFBR, 2009. Barrage de Malpasset (Var) - L’accident du 2 décembre 1959, 5p.
Carrère A., 2010. « Les leçons de Malpasset: Leur application aux projets de barrages d'aujourd'hui », Revue française de géotechnique, pp.37-51.
Duffaut P., 2009. Cinquantenaire de la rupture des fondations et du barrage de Malpasset (Var), Travaux du Comité français d'histoire de la géologie, 3, pp.201-224.
Crédits Photos : J.-P. Vieu (c) Archives municipales de Fréjus / A.C.C. Malpasset
Un grand merci aux archives municipales de Fréjus de nous avoir fourni ces photos d'archives, dont quelques unes figurent le barrage avant la rupture en 1959, l'on y voit aussi le lac du barrage et le chantier de l'autoroute juste à côté du barrage, les autres photos montrent l'ampleur de la catastrophe après la rupture du barrage de Malpasset et témoignent des dommages causés sur la ville et ses infrastructures.
Nota : cliquer sur l'image pour voir en plus grand.
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