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Vigilance et alerte

Automne 2023 : le service de Prévision des crues Alpes du nord face à une succession de crues majeures

Publié le 27 novembre 2024

Propos recueillis par Sébastien Gominet

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Automne 2023 : le service de Prévision des crues Alpes du nord face à une succession de crues majeures
Alain Gautheron, chef du Service de prévision des crues Alpes du Nord © IRMa / S. Gominet

Entre le 15 novembre et le 13 décembre 2023, l'Arve et l'Isère ont connu plusieurs crues importantes dont certaines n'avaient plus été observées depuis plusieurs décennies. Fortement mobilisé pour appréhender ces phénomènes, prévoir leur évolution et informer les acteurs de terrains et les populations concernées, le Service de prévision des crues Alpes du Nord a été sur le pied de guerre des jours durant. Entretien avec Alain Gautheron, qui dirige le service depuis sa création en 2006 et qui nous parle avec autant de passion des progrès réalisés par ses équipes que de ceux qu'il leur restent à faire pour tendre vers des prévisions plus fiables à 24h00, notamment sur les petits bassins versants.

Le Service de prévision des crues (SPC) Alpes du nord a fait face le 15 novembre 2023 à une crue importante de l’Isère, puis à deux nouvelles crues début et mi-décembre. Cette séquence de crue est-elle exceptionnelle et de quel point de vue ?

Depuis que la création du SPC, il y a bientôt 20 ans, nous n’avons encore jamais observé une séquence de crue de cette importance sur une durée d’un mois. Il nous est cependant difficile d‘attribuer une fréquence de retour à cette séquence et donc de lui donner un éventuel caractère exceptionnel. Les enregistrements en continu des crues au format informatique datent des années 80 sur notre secteur et nous manquons encore cruellement de recul pour produire une analyse fine avec ces seules données. Prises individuellement, ces crues sont importantes mais pas exceptionnelles. Sur l'Isère à Grenoble, la période de retour du premier épisode est de l'ordre de 20 ans (c'est-à-dire une probabilité de 5 % d’observer une crue plus forte tous les ans), pour le deuxième épisode, c'est 5 ans (20 %) et pour le troisième, 10 ans (10 %).

En termes de probabilité, si on combine simplement les probabilités annuelles de chacun des épisodes en les multipliant, on pourrait donner une fréquence plus que centennale à cette séquence. Ce calcul est trop simpliste et il va falloir que nous regardions dans des chroniques plus longues et que nous menions un travail dans les archives pour avoir une vision sur le long terme. Nous avons des informations sur Grenoble depuis 1870 et nous nous sommes rendu compte qu'il y a eu, au début du XXe siècle dans les Alpes, une séquence de crues significative, non pas à l'échelle de l'année mais plutôt à l'échelle d'une décennie. Il faut donc que nous approfondissions notre connaissance, notamment sur cette période-là.

«  Le cumul de pluie sur cet épisode n’est pas hyper significatif mais si on cumule cette fonte de la neige, la pluie, plus des intensités de précipitations très fortes à la fin de l'épisode, c'est vraiment cet ensemble qui va être le moteur de la crue et qui va générer une montée très rapide de l'Arve qu'on a effectivement mal anticipée »

La crue de l’Isère de mi-novembre a eu un débit à Grenoble de l'ordre de 1040 m³/s, sachant que nous avons une marge d’incertitude d’au moins 5 à 10 % dans cette gamme de valeur. Donc globalement il s’agit bien d’un débit compris entre 1000 et 1100 m³/s. C’est le débit le plus fort enregistré depuis l’automatisation de la station, il y a une quarantaine d’années. Comme déjà évoqué, c’est une crue importante mais pas exceptionnelle : elle est un peu au-dessus de celle de 2015 (1010 m³/s), même si on reste dans le même ordre de grandeur, mais elle est loin derrière le débit de la crue historique de 1859 qui est estimé à plus de 1800 m³/s.

Les 14 et 15 novembre 2023, l’Arve a aussi connu une crue majeure. Quelles ont été ses caractéristiques et avez-vous pu évaluer, là aussi, la fréquence de retour cette crue ?

L'Arve a aussi connu une crue significative mi-novembre, avec une légère différence de fréquence entre l’amont et l’aval. Sur l'Arve amont, on est plutôt sur des périodes de retour de 20 ans et sur l’Arve aval sur des périodes de retour de 50 ans.

Le débit enregistré par le SPC lors de la crue à la station de Reignier-Ésery sur l’Arve aval a été de 1240 m³/s. C’est un débit qui n’avait jamais été enregistré sur cette station créée dans les années 60. Plus en aval, le débit mesuré par les Suisses à la station de Genève, autour de 1000 m³/s, n’avait, lui non plus, jamais été enregistré auparavant, même si des crues très similaires y avaient été observées au début du XXe siècle.

Pour cette station de Reignier-Ésery, la qualité du calcul de débit en temps réel n’est cependant pas bonne en crue et aujourd’hui, après une première analyse post-crue, on estime que les débits affichés en temps réel ont été surestimés de manière assez importante, de l'ordre de 30 % supplémentaire. Dans cette gamme de crues, la station est influencée par des débordements de l’Arve dans la plaine, et c'est donc compliqué de réaliser des mesures de qualité.

Pourquoi est-ce si compliqué de mesurer le débit de l’Arve dans cette station de Reignier-Ésery, pouvez-vous développer ?

La station de Reignier-Ésery se situe juste en amont du pont et donc jusqu'à 800-900 m³/s, toute l'eau passe sous le pont et la station mesure très correctement le débit qui transite. Au-delà de ce débit, on est dans un système où l'eau va déborder dans la plaine, en rive gauche d’abord puis en rive droite ensuite, comme cela a été le cas en novembre 2023. Et là, pour le coup, avec ces débordements, la relation entre la hauteur mesurée à la station et le débit qui transite réellement sur la section est plus incertaine.

Il faut savoir que, dans nos stations, on ne mesure pas un débit mais une hauteur d’eau. Nous utilisons ensuite des abaques de correspondance, appelés « courbe de tarage », qui nous permettent de passer de cette hauteur mesurée à un débit. Ces courbes de tarages sont élaborées à partir de mesures de débit ponctuelles réalisées par des équipes spécialisées. Pour ces évènements jamais observés depuis la création de la station, nous ne disposons donc d’aucune mesure directe du débit et nous utilisons donc une extrapolation des valeurs, qui est sujette à beaucoup d’incertitudes. L’élaboration de cette courbe de tarage pour les valeurs extrêmes est d’autant plus compliquée que la station est jeune, comme c’est le cas de celle de Reignier-Ésery, pour laquelle nous n’avons des données que depuis une cinquantaine d’années.

« En gros, sur l'Isère à Grenoble, on va avoir 12 heures d'anticipation une fois la pluie tombée alors que sur l'Arve à Sallanches et son bassin d’environ 600 km², c’est 3 à 4 heures seulement »

On reste donc globalement aujourd'hui dans des estimations du pic de crue à cette station. C'est moins le cas sur Genève qui est une station beaucoup plus ancienne, gérée par l'Office fédéral de l'environnement de la Confédération suisse et où des mesures régulières sont faites depuis le début du XIXe siècle. En confrontant a posteriori les informations, on sait aujourd’hui que le débit de la crue sur l’Arve aval était plutôt autour de 1000 m³/s et on va donc le revoir à la baisse par rapport à ce qui a été affiché en temps réel.

Quelle a été la situation météo à l’origine des crues des 14 et 15 novembre, à partir de quand êtes-vous en vigilance en interne au SPC et comment vous êtes-vous organisés pour gérer la prévision sur deux territoires bien distincts ?

L’épisode météo, une dépression venue de l’ouest, a globalement balayé toutes les Alpes, et les crues sur plusieurs territoires ont donc été quasiment simultanées, notamment celles de l’Arve et de l’Isère. Cela a rendu la prévision compliquée, notamment au moment du maximum, parce qu’il y avait beaucoup de choses à surveiller en même temps.

C’est un épisode pluvieux qui a été bien anticipé par les modèles météo et dès le week-end il y a des signaux qui nous disent qu’un épisode significatif va avoir lieu en début de semaine. Les quantités qui vont tomber sont encore incertaines, mais les cumuls annoncés sont déjà significatifs et le SPC est déjà en veille renforcé. Le lundi matin, nous estimons que les seuils de premiers débordements vont être dépassés dans les 24 heures et nous passons en vigilance crues jaune les tronçons concernés.

Le mardi matin, au vu des précipitations qui sont déjà tombées sur les dernières 24 heures et des prévisions que nous donne Météo France pour la journée, nous passons en vigilance orange sur tous les tronçons de l’Arve et de l’Isère. À partir de là, tous les agents du SPC sont mobilisés pour permettre d’organiser une présence de jour comme de nuit pour le suivi de la crue au moins jusqu’au mercredi, voire jeudi. L’objectif est d’être au minimum deux, voire trois prévisionnistes dans la salle opérationnelle du SPC. Nous nous sommes globalement réparti le travail avec un suivi spécifique pour l’Arve et un autre pour l’Isère.

Contrairement à l’Isère, l’Arve passe en vigilance rouge le mardi soir, pourquoi et à partir de quelles données ?

L’épisode pluvieux commencé le lundi va se dérouler jusqu’au mardi soir avec les plus fortes intensités en fin d’après-midi et début de soirée, ce qui va engendrer une réaction très rapide de l’Arve, les sols étant déjà bien saturés. C'est cette réaction qui amène juste à la limite du seuil rouge sur l’Arve médian. La montée des niveaux a été très rapide, jusqu’au maximum, et notre modèle n’a pas été assez réactif pour représenter la réalité. Vu les incertitudes du modèle et après un échange avec le Centre opérationnel départemental (COD), la vigilance rouge est publiée le mardi à 20 h, sur observation. Finalement, après cette augmentation vraiment très rapide sur le dernier quart d'heure de montée, le niveau à Sallanches est resté assez stable, juste au-dessus du seuil rouge pendant une demi-heure, avant d’amorcer lentement sa décrue.

On a ensuite le même phénomène sur l’Arve aval, avec une montée de crue très rapide, des incertitudes très fortes, et un débit calculé trop important, autour de 1240 m³/s. On sait a posteriori que ce débit était largement surestimé par rapport à la réalité comme je vous l’ai dit, mais en temps réel, on constate un dépassement du seuil rouge et donc on passe le tronçon en rouge vers 3 h du matin, comme pour l’Arve médian quelques heures plus tôt. D’autant que les échanges avec le COD indiquent des retours terrain avec des secteurs qui sont inondés, des évacuations en cours, etc. Avec le recul et les analyses sur les débits post-crue, on serait plutôt sur de l’orange foncé que sur du rouge, mais voilà, en temps réel, on voit du rouge, on passe au rouge.

On vous a reproché un passage en rouge trop tardif sur l’Arve, cela est-il justifié et pourrait-on faire mieux dans l’avenir ?

On passe au rouge sur observation de ce qui se passe dans la rivière quasiment au moment du pic de crue sur l’Arve médian, et sur l'Arve aval, environ deux heures avant le pic. Donc peu ou pas d'anticipation et c’était effectivement trop tardif.

Il y a toujours aujourd’hui de vraies difficultés pour voir la pluie dans les Alpes. Pour nos prévisions, on utilise des données qui vont fusionner l'information radar de Météo France et les pluviomètres au sol. Mais on manque de pluviomètres, notamment en altitude, et dès qu'on arrive sur la partie est des Savoie, la qualité du radar est quand même bien moins bonne : on a donc beaucoup d'incertitudes sur l'observation des précipitations sur ces deux départements. Au cours de l’épisode de novembre 2023 sur le haut bassin de l’Arve, nous avions beaucoup de questionnements sur les lames d'eau, sur la quantité de précipitations réellement observées.

Et puis il y a un autre facteur très important qui est la limite pluie/neige. L'épisode de novembre démarre quasiment la semaine précédente avec des précipitations neigeuses à très basse altitude suivies en début de semaine suivante par un réchauffement qui va faire fondre cette neige fraiche. Et notre modèle a clairement sous-estimé l’apport de cette fonte. C'est la première vraie crue d'automne à laquelle nous sommes confrontés et ses mécanismes sont un peu différents des crues de printemps qu’on avait observées jusque-là, avec une contribution de la fonte significative mais une fonte qui est déjà lancée, avec un manteau neigeux qui est en place depuis longtemps, qui est mature et qui fond régulièrement.

Le cumul de pluie sur cet épisode n’est pas hyper significatif mais si on cumule cette fonte de la neige, la pluie, plus des intensités de précipitations très fortes à la fin de l'épisode, c'est vraiment cet ensemble qui va être le moteur de la crue et qui va générer une montée très rapide de l'Arve qu'on a effectivement mal anticipée. C’est vraiment cette pointe de crue qu’on a sous-estimée, parce que le timing global de la crue depuis la veille avait, lui, été plutôt bien prévu.

Nous nous sommes posé beaucoup de questions en temps réel sur la qualité de nos prévisions et sur l'incertitude associée aux données observées. Nous manquons de recul et d’expertise sur l'Arve, et donc cette crue va nous permettre, très clairement, de capitaliser et de nous armer pour les prochains épisodes.

L’anticipation de la crue de l’Isère a au contraire été bonne puisque le cours d’eau est passé en vigilance orange le mardi matin pour un pic de crue qui sera observé 24 h plus tard à Grenoble. Qu’est-ce qui explique cette différence entre les deux cours d’eau ?

La surveillance sur l'Arve s’est mise en place très récemment, en 2020, alors qu’elle a débuté sur l’Isère dès la création du SPC en 2005. Notre expérience est donc plus grande sur ce cours d’eau, d’autant que l’Isère a déjà connu plusieurs crues qui ont amélioré notre connaissance de la rivière en 2001, 2008, 2010 et 2015. Le réseau d'instrumentation est aussi beaucoup moins dense sur l’Arve et les stations de mesure y sont plus récentes. Elles datent globalement des années 60 alors que les services existent sur l’Isère depuis 1870. Le bassin versant de l’Arve est donc beaucoup moins suivi historiquement que celui de l’Isère, et c’est un problème pour nous, pour la qualité de notre travail et de nos prévisions, car pour pouvoir calibrer nos outils de modélisations, nous nous appuyons sur les historiques de crue connus. Et plus ces historiques sont longs, plus nos modèles sont a priori fiables.

« notre objectif aujourd'hui est d'essayer d'anticiper les évènements à 24 h, c’est l’orientation donnée au niveau national. Mais compte tenu de la taille des bassins versants concernés, pour avoir 24 h d'anticipation, il faut nécessairement utiliser la prévision météo. Cette prévision météo sur les précipitations reste aujourd’hui très incertaine »

Un autre fait important dans la différence d’appréciation des crues de ces deux rivières, c'est la taille de leur bassin versant. Celui de l'Arve est d'environ 2000 km², alors que celui de l'Isère à Grenoble est de 5700 km², quasi trois fois plus important. Le temps de réaction à la pluie[1] va donc être beaucoup plus court sur l'Arve que sur l'Isère et notre capacité d'anticipation va être aussi beaucoup plus faible. En gros, sur l'Isère à Grenoble, on va avoir 12 h d'anticipation une fois la pluie tombée alors que sur l'Arve à Sallanches et son bassin d’environ 600 km², c’est 3 à 4 heures seulement.

[1] c'est-à-dire en combien de temps l'eau coulant sur l’ensemble du bassin versant arrive dans la rivière.

 

Vous avez donc peu de temps pour anticiper la crue une fois la pluie tombée, est-ce pour cette raison que vous prenez en compte les prévisions de précipitations de Météo France dans vos modèles et vos prévisions ?

Oui, notre objectif aujourd'hui est d'essayer d'anticiper les évènements à 24 h, c’est l’orientation donnée au niveau national. Mais compte tenu de la taille des bassins versants concernés, pour avoir 24 h d'anticipation, il faut nécessairement utiliser la prévision météo. Cette prévision météo sur les précipitations reste aujourd’hui très incertaine. Quand Météo France nous fait une prévision expertisée à 24 h, c'est presque avec des fourchettes de 50 à 100 % sur les cumuls. En sachant que la réaction de nos bassins est très sensible aux intensités de pluie mais aussi à la limite pluie/neige.

À cette incertitude sur les quantités de pluie qui vont tomber se rajoute l’incertitude sur leur localisation qui peut aussi nous conduire à de fausses alertes, comme avec la vigilance orange de mai 2008 sur l’Isère. La prévision météo nous permet donc de nous mettre en vigilance, d’anticiper globalement les grandes orientations, les grands phénomènes à 24 h, mais pas encore de faire une prévision précise et fiable. Pour nous, ça devient vraiment plus sûr en termes de prévisions, une fois que la pluie est tombée, mais avec une anticipation du coup beaucoup plus faible.

Comment comptez-vous gérer toutes ces incertitudes à l’avenir ? Ne faudrait-il pas éduquer et former les populations exposées et les élus sur le sujet ?

Aujourd'hui, dans notre chaine de prévision, nous sommes plutôt dans une logique de scénarios « déterministes », c'est-à-dire que nous prenons le scénario que Météo France considère comme étant le plus probable et nous l'injectons dans notre modèle pour construire toute notre prévision autour de ce scénario. Au vu des incertitudes météo, nous voulons à l’avenir aller vers une approche plus « probabiliste » en simulant plusieurs scénarios possibles pour avoir un faisceau des possibles et pouvoir communiquer autour.

Typiquement, sur un bassin comme l'Arve où les incertitudes sont encore fortes, l'idée ce serait plutôt de dire aux acteurs de terrain : « le scénario le plus probable est le suivant mais pour autant, on ne peut pas éliminer ces scénarios-là qui pourraient être plus forts à 24 h ».

Nous souhaitons vraiment communiquer davantage sur nos incertitudes, et donc je pense que nous allons aller de plus en plus vers ces approches probabilistes, un peu comme Météo France aujourd'hui avec ses indices de confiance. Pour les acteurs de terrain, il y aura donc des choix à faire, des décisions à prendre pour anticiper qui dépendront des enjeux présents sur leur territoire et de leur vulnérabilité.

 

/// Article paru dans la revue "Risques Infos" n°47, septembre 2024, à consulter ici ou là :

 



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